Mettre l’IA au service du bien commun de l’entreprise - interview avec B. Gaillard (Dirigeants Chrétiens, Revue EDC - mars 2024)

Mettre l’IA au service du bien commun de l’entreprise - interview avec B. Gaillard (Dirigeants Chrétiens, Revue EDC - mars 2024)

C’est un fait, l’IA a commencé à être intégrée dans tous les secteurs, tous les domaines. Dans les services, dans l’industrie… L’usage de l’IA amorce un changement d’ère. Mais qu’est-ce que l’intelligence artificielle ? Comment peut-on ne pas la subir mais, au contraire, la mettre au service du bien commun de l’entreprise ? Quelles opportunités offre-t-elle, au-delà du « toujours plus au moindre coût » ? Quels points de discernement et quelle responsabilité du chef d’entreprise ? Extraits d’un échange entre Étienne de Rocquigny et Benoît Gaillard…

Étienne de Rocquigny : Le terme « intelligence artificielle » est une merveille de rhétorique, une arme massive pour lever des milliards. Mais il faut se déprendre de cette rhétorique et sortir du fantasme de la toute- puissance, des peurs exacerbées, pour entrer humble- ment dans l’examen des bénéfices concrets de l’IA. Je préfère d’ailleurs parler d’« automatisation apprenante » ou « interactive ». Le vrai sujet est : comment puis-je faire preuve de créativité pour mieux servir ce pour quoi les gens me font confiance ? En l’occurrence, la contribution spécifique au bien commun de mon entreprise ? Il faut donc porter un regard dépassionné, sans illusion, mais intéressé, curieux et ambitieux sur ces automates apprenants. Ces automates interactifs apportent de nombreux bénéfices concrets pour mieux faire son travail en particulier sur les questions d’écologie.

Benoît Gaillard : Ce terme d’intelligence artificielle, même s’il est peu précis, est maintenant installé et c’est par cette lentille que les gens l’abordent. Il faudrait en effet avoir une approche froide et rationnelle de l’outil, mais il sera difficile de faire l’économie des émotions suscitées par l’IA et qui font partie des défis qu’elle pose. Ce que j’observe, c’est une perception très émotionnelle : fascination, déception et même colère de se sentir déclassé, de se voir imposer quelque chose. L’IA est un assistant, surdoué et jamais fatigué. C’est un outil dont l’usage transforme la manière de travailler. On accueille l’IA (on n’« accueille » pas un marteau, mais une personne) dans un groupe de travail pour l’interroger et la faire intervenir dans des discussions. En ce qui me concerne, j’ai tendance à renforcer sa personnalisation en lui attribuant physiquement une place parce que je veux que les gens pensent à elle, non comme le nouvel Excel, mais bien comme un assistant à qui il va falloir apprendre à parler : il faut s’adapter à l’IA pour trouver le bon rythme, la manière de la briefer et comment itérer…

É.R. : Le grand risque avec l’IA est de renoncer à notre liberté de jugement en nous laissant embarquer par une rhétorique ou des émotions manipulées par d’autres, car les algorithmes apprenants sont un outil de manipulation émotive à grande échelle. Prendre conscience de l’importance de la rhétorique permet de la remettre au service de sa propre raison d’être d’entrepreneur, d’en faire bon usage et non de la subir. Pour cela, il faut discerner afin d’écouter ce à quoi nous sommes appelés, ce qui est juste, vrai et désirable : passer de l’émotion au « cœur » qui est, au sens pascalien, le lieu de l’intime conviction et de la volonté nourrie par le raisonnement rationnel et par les émotions. Comme chef d’entreprise, je peux ensuite réembarquer la rhétorique selon ce que j’ai discerné dans mon cœur, pour servir ce pour quo il’IA peut réinventer mon entreprise et emmener les personnes dans une expérience incroyable.

B.G. : L’IA nous pousse un peu plus loin dans notre mission. Au départ, la technologie a été une recherche de performance, puis de collaboration ; aujourd’hui on parle beaucoup d’inclusion. Cette révolution technologique me pousse dans mes retranchements et m’incite à me demander quelle est ma mission. Où est-ce que je mets mon temps, mon énergie, ma capacité à aimer ? Est-ce dans la performance ? La productivité apporte quelques points de marge à court terme. Dans des solutions révolutionnaires pour un développement durable ? Est-ce pour nous permettre d’aller à la rencontre du Christ ? J’ai rencontré, par exemple, une personne qui monte un fonds d’impact pour l’extrême pauvreté. Un LLM permet de tester des idées, d’explorer le champ des possibles auprès de ces 4 milliards de personnes qui gagnent moins de 10 $ par jour. Et de fait, on a commencé à sortir des résultats assez intéressants.

É.R. : En tant que dirigeants chrétiens, nous sommes appelés à être de bons serviteurs du bien commun. Ce dernier est défini de manière claire mais très ouverte dans la doctrine sociale de l’Eglise : « L’ensemble des conditions sociales permettant à une personne ou [une organisation] d’atteindre mieux et plus facilement son plein épanouissement. » J’avais soif et qu’as-tu fait pour moi ? Grâce aux algorithmes, tu pouvais faciliter l’accès à l’eau et tu ne l’as pas fait!?… Dans saint Matthieu, les commandements sont clairs pour ce temps d’apocalypse que nous vivons : face aux faux messies, bon grain et ivraie mêlés, nous devons être de « bons serviteurs ». L’IA est une provocation (dans les deux sens du terme) à approfondir le bien commun, à la suite du Christ, et il y a tant à faire. Nous avons, par exemple, réinventé le pompage d’eau à motricité humaine au fin fond du Burkina Faso, en couplant objet connecté à très basse énergie, micropaiement décentralisé et maintenance prédictive par IA.

B.G. : Nous nous rapprochons de l’idée d’artisanat : maîtriser ses outils, rencontrer les personnes qui utilisent nos services, se donner le temps de façonner la technologie, d’aller chercher du beau. Les contraintes de mise en œuvre sont comparables à celles que rencontre un sculpteur ; il sculpte en fonction de la pièce de bois, des nœuds, il s’adapte. On façonne un algorithme autour des imperfections des données disponibles et des personnes qui l’utilisent. Vous êtes allé sur le terrain pour mettre en place cet outil, j’imagine ?

É.R. : Oui, je suis allé recruter des franchisés qui contrôlent le paiement et la maintenance des pompes. La première personne recrutée avait 70 ans : analphabète, elle vendait des cacahuètes. Elle a désormais un micro-business à base d’IA. Autonome et responsable, elle gère via des pictos sur son téléphone.

B.G. : Quand l’IA est bien utilisée, on arrive à quelque chose qui a du sens, qui fonctionne si bien que la technologie devient alors transparente. Le défi de la mise en œuvre de l’IA est la compréhension de nos besoins et de la résistance au changement humain.

J’ai été très touché, lors des assises EDC, par l’atelier de Philippe Royer nous invitant à aller au contact des pauvres, car c’est à leur contact, nous disait-il, que vous allez rencontrer le Christ. Quand j’ai rencontré l’entrepreneur dont je parlais tout à l’heure et qu’on a commencé à parler de techno autour de l’extrême pauvreté, je me suis dit : « Voilà l’opportunité d’aller rencontrer les pauvres et, je l’espère, de rencontrer le Christ. »

É.R. : Dans la conception de l’expérience, il y a quand même un piège, celui du face-à-face avec la machine : tout dépend du design, de la proposition de valeur, avec une vraie marge de manœuvre entrepreneuriale. Dans l’exemple d’un diagnostic de cancer par IA, je suis beaucoup plus inspiré par une relation à trois (médecin- patient-machine) qu’un face-à-face solitaire avec l’IA pour accompagner l’annonce et évoquer les limites du déterminisme prédictif. C’est un point clé dans la conception du parcours, des produits, des entreprises : comment mettre ces machines au service d’une relation humaine renouvelée, ouverte à l’espérance et non pas plonger les gens dans des abîmes de solitude, seuls face à une machine ?

B.G. : La même réflexion pourrait s’étendre aux relations commerciales, au marketing. Je pense qu’on va passer par une phase de plus et plus vite : je fais dix campagnes marketing par an, j’en ferai cent, j’ai une personnalisation de niveau 3, je passe à un niveau 10. On va utiliser des IA pour se protéger du matraquage publicitaire de l’IA. Ce n’est pas la solution, il faut passer le plus rapidement du plus au mieux : comment l’IA transforme-t-elle mon expérience client ? Quel type de service pourrais-je offrir ? Pour révolutionner le marketing, on pourrait donner à chaque consommateur la possibilité d’énoncer de manière anonyme ses besoins. Quand je donne à une IA une photo de ma maison, elle détecte le nombre de fenêtres, une voiture et un scooter dans le garage, et fait des hypothèses sur qui habite la maison, sur mon budget annuel, etc. Imaginez simuler le besoin de chaque foyer français et laisser chacun libre de définir l’interaction avec les fabricants.

É.R. : Je vois deux autres points de discernement sous l’angle de la sobriété algorithmique. Comme toute technologie à ses débuts, l’IA se construit sur des débauches d’énergie. Il y a un renversement majeur à opérer pour passer de ce que le pape François appelle une

« économie du déchet » à une économie de la création renouvelée. L’IA, d’ailleurs, peut aider à résoudre les problèmes énergétiques, je l’expérimente moi-même en développant la décarbonation de bâtiments tertiaires. Il y a aussi le quantique dont on travaille le potentiel de décarbonation massive de certains algorithmes.

L’autre volet est le piège des addictions qui repose beaucoup sur un business model de l’attention. Pour rembourser ses investisseurs, il faut capter le client en proposant des contenus addictifs. Comment passer d’un divertissement addictif puissamment nourri par les capacités incroyablement personnalisées de l’IA à une stimulation remise au service du bien commun ? Il y a un énorme travail.

B.G. : La question en effet n’est pas tant de freiner l’addiction que de nous interroger sur ce que nous avons à proposer ‒ particulièrement aux jeunes ‒ de sublime ? Quel projet, quelle idée, quelle aventure, je leur mets devant les yeux qui soit tellement incroyable que ça les sort de l’addiction aux écrans ?

É.R. : Blaise Pascal nous rappelle malicieusement qu’au lieu de chercher à convaincre, il faut toujours plutôt séduire. Suggérer la quête d’un trésor, « car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur ».

Mais si je reviens à la question de l’entreprise, l’une des responsabilités du chef d’entreprise est de proposer un cadre pour inciter à l’hygiène numérique des collaborateurs. C’est en mettant une limite que je deviens libre : à tel moment de l’activité, on déconnecte son portable, on met à distance le prompt de l’IA, et on se regarde dans les yeux. C’est une façon d’habiter la liberté et d’éviter l’asservissement algorithmique.

Un autre point majeur est de continuer à habiter le goût de la connaissance. Sans dédaigner les immenses intérêts pédagogiques du prêt-à-penser de l’IA générative, comment je me sers de ce prêt-à-penser pour réenchanter la formation, la véritable dynamique de la connaissance, la critique personnelle des sources…? Il y a des choses très créatives à inventer.

B.G. : Un des éléments clés qui m’anime beaucoup, c’est la curiosité intellectuelle. L’IA va tirer vers le bas : automatiser sans valider, il y a un vrai risque de recherche de confort, mais l’IA a aussi l’énorme potentiel de pousser l’excellence, de développer l’esprit critique. Pour tirer le meilleur de l’IA, il faut susciter la curiosité intellectuelle dans nos équipes. Mais comment la susciter, la récompenser, la mesurer, en faire un critère de recrutement ? C’est un champ qui est complètement vide.

É.R. : Je relie la curiosité à l’éducation du libre arbitre. Ce n’est pas l’intelligence qui fait seule l’originalité de la personne humaine. Au sens chrétien, la liberté est constitutive de la personne humaine créée à l’image de Dieu. Dans l’épisode biblique du péché originel, le serpent excite la curiosité par le mensonge et le fantasme de la toute-puissance : « Le fruit était désirable car il procurait l’intelligence. » Cette curiosité addictive asservissante, séduction diabolique, est un risque majeur à l’œuvre dans l’IA. Mais la curiosité peut autant être un mouvement qui conduit au bon usage du libre arbitre : en étant curieux, je comprends mieux et je peux poser donc une décision libre face à l’IA, humanisante. La pédagogie de la liberté est un vaste sujet de management : comment l’éveiller chez

 

les collaborateurs ? C’est très stimulant d’envisager de grandir de cette sorte pour servir authentiquement l’entreprise à l’ère de l’IA.

Nous pouvons aussi faire un lien avec la subsidiarité, l’un des piliers de la DSE. Si je suis paresseux, je subis les préférences anthropologiques de la Silicon Valley. Or, les personnes et les organisations n’ont pas à subir des préférences décisionnelles pré-paramétrées. On peut ainsi décliner la subsidiarité sur le plan algorithmique par l’appropriation du paramétrage des algorithmes – avec une marge de manœuvre réelle via l’open source, le fine-tuning, etc., de façon à maîtriser leur contribution créative et leur liberté.

Sans oublier in fine la quête de la beauté et le soin de la Création, appel fondamental à notre dignité cocréatrice humaine. En tension parce que l’IA actuelle n’est pas d’abord orientée vers le beau, le sobre, le juste… mais plutôt vers l’efficacité gloutonne, l’imaginaire androïde… Pourtant de grands entrepreneurs comme Steve Jobs en ont perçu l’immense valeur. Il faut réhabiliter la beauté dans l’IA de manière créative.