L’intelligence artificielle est aussi un combat spirituel (Le Figaro, 10 février 2025 - Alban Barthélémy)

L’intelligence artificielle est aussi un combat spirituel (Le Figaro, 10 février 2025 - Alban Barthélémy)

ENTRETIEN - Mathématicien et entrepreneur, ce spécialiste de la pensée de Blaise Pascal met en garde contre la tentation transhumaniste qui se cache derrière la course technologique.

À la fois mathématicien et entrepreneur, Étienne de Rocquigny est l’auteur de l’essai « Le sens de l’IA à l’école de Pascal » (Éditions Boleine). Il préside Espérance & Algorithmes, un think-tank visant à mettre l’IA au service du bien commun.

Etienne DE ROCQUIGNY. - Il y a toute une partie de l’activité religieuse où l’utilisation de l’IA est souhaitable, et même primordiale ! Prenons quelques comparaisons : l’imprimerie en son temps a permis à beaucoup de personnes de se mettre à lire la Bible ; la visioconférence a été utile en temps de Covid pour poursuivre la liturgie ; aujourd’hui l’IA peut par exemple nous permettre d’approfondir notre exploration intellectuelle des textes sacrés. Nous serions dramatiquement coupables si, ayant à notre disposition des machines d’optimisation efficace, nous renoncions à nous en servir pour œuvrer au bien commun. Après bien entendu, pour tout ce qui concerne la dimension de l’intériorité et de la présence authentique, l’IA est un vaste divertissement addictif.

Le piège fondamental qui s’ouvre devant nous, c’est celui de « la tech pour la tech ». Dans la tradition religieuse, le mythe qui le résume le mieux est celui de la Tour de Babel : des gens se rassemblent autour d’un projet splendide, ils empilent les étages, dans une sorte d’attraction mimétique, sans autre finalité que de la construire. Vous connaissez la suite de l’histoire : les ouvriers se dispersent, et la tour finit inachevée. C’est pour moi un avertissement : la course à l’IA, sans autre finalité que les moyens, est un non-sens absolu.

Qu’est-ce qui se cache selon vous derrière cette course à la performance?

Certains entrepreneurs, en particulier dans la Silicon Valley, poussent un agenda transhumaniste pas toujours explicite : la personne humaine étant pour eux irrationnelle et faillible, elle aurait pour vocation à être remplacée - ou augmentée - à l’aide de machines, permettant de dépasser nos faiblesses, afin de construire le meilleur des mondes.

Cette volonté de puissance, on peut l’analyser en terme spirituel : le cœur humain est habité par un désir infini, d’où cette tentation de vouloir domestiquer l’infini par l’esprit, pour sauver le monde par sa seule volonté. Pascal nous avertit à ce sujet de manière assez malicieuse : à défaut que la justice soit forte, il faut faire en sorte que la force fut juste. En d’autres termes : la cité idéale n’existe pas sur terre, et ceux qui promeuvent cet idéal servent en réalité leurs propres intérêts. En tant qu’entrepreneur, il faut se poser la question de savoir si ces projets sont au service d’un horizon désirable.

L’un des défis que pose l’IA, c’est celui de la liberté - Etienne de Rocquigny

En quoi l’intelligence artificielle est-elle un combat spirituel ?

L’un des défis que pose l’IA, c’est celui de la liberté. L’écrasante majorité des promoteurs de l’IA sont spinozistes : ils considèrent que le libre arbitre est une illusion, que nous ne sommes que des ordinateurs biologiques, fonctionnant d’une manière à peine plus efficace que leurs avatars électroniques. C’est en réalité une posture métaphysique. Pascal nous met en garde, en disant que nous ne sommes pas qu’esprits, mais également automates : même si nous avons une dignité infinie par rapport à la machine, en réalité nous lui ressemblons beaucoup. Notre cerveau lui aussi apprend en reproduisant ce qu’il a vu. De ce point de vue, l’IA est une imitation redoutable du cerveau humain, ce qui la rend particulièrement séduisante.

Mais Pascal nous rappelle également que « le cœur a ses raisons que la raison ne peut connaître » : la volonté humaine se niche dans le domaine du cœur, et non pas de la raison. Les plus grandes décisions se prennent ainsi : sur base non pas d’une moyenne probabiliste, mais d’une intime conviction. Concrètement : l’intelligence artificielle n’est jamais que l’automatisation de régularités. Elle ne nous donnera jamais pour résultat que le jugement moyen, ce qui répondrait monsieur tout le monde. Or, nous n’avons jamais à disposition l’intégralité des observations qui permettraient de faire des jugements objectifs. Prenons l’exemple du jugement de Salomon : deux femmes viennent voir le Roi, en lui disant qu’un enfant est le leur. La Bible raconte que Salomon s’en sort en suggérant quelque chose qui n’avait encore jamais été proposé. Qu’aurait répondu un algorithme à cette question ?

Il faudrait donc se méfier de la même façon de Mistal AI, ChatGPT et Deepseek ?

Je crois que Pascal aurait un sourire narquois en regardant le Sommet mondial de Paris sur l’IA. Il nous dirait sans doute l’IA est à mi-chemin entre l’empire du divertissement et le pari de l’espérance. Mais le divertissement est intrinsèque à la nature humaine : si demain, on supprime tous ces outils, les gens iront se divertir ailleurs. Au contraire, il faut que ce divertissement soit converti au service du bien commun. Pour discerner dans ce combat, il est utile de mettre en place des lieux de partage entre des gens qui sont concrètement sur le terrain : des entrepreneurs, des développeurs... Ce discernement peut puiser dans 4000 ans de tradition Biblique : c’est ce que nous proposons avec le think-thank Espérance & Algorithmes.

Le 28 janvier dernier, le pape François a publié un texte, « Antiqua et Nova » , à propos de l’Intelligence artificielle. Qu’en avez-vous pensé ?

Cette lettre du pape identifie le fait que l’IA est au fond un problème spirituel : c’est nouveau, et pour moi c’est une très bonne chose, car Il faut éveiller les croyants à ce sujet. Le fait qu’il rappelle que la capacité de vérité dépasse le calcul, et que l’intelligence est aussi relationnelle est là aussi bienvenu. Je pense toutefois que le texte pourrait aller plus loin, notamment sur la liberté, l’entrepreneuriat et sur l’écologie intégrale. Comme mathématicien, je peux témoigner de la gloutonnerie énergétique de ces outils ! Mais à nouveau : rien ne sert d’optimiser l’empreinte carbone des IA si l’on ne commence pas par s’interroger d’abord sur leur finalité, et sur le sens leurs usages.


Crédit - Le Figaro, Alban Barthélémy - https://www.lefigaro.fr/vox/economie/etienne-de-rocquigny-l-intelligence-artificielle-est-aussi-un-combat-spirituel-20250210