
IA et christianisme : « Si l’Église veut inspirer les consciences, il faut qu’elle occupe ce terrain » (Interview par Laurence Faure, La Vie - février 2025)
Depuis le lancement fin 2022 de ChatGPT, un moteur de recherche conversationnel fondé sur une intelligence artificielle (IA), de nouvelles versions toujours plus performantes ont vu le jour. Cette vague d’IA qui semble se répandre dans notre économie et dans nos vies pose de nombreuses questions. Dans le champ des réflexions éthiques, les religions ne sont pas en reste. Le 28 janvier 2025, à quelques jours du Sommet international pour l’action sur l’intelligence artificielle qui s’ouvre à Paris le 6 février 2025, le Vatican a publié un texte approfondi sur la question intitulé Antiqua et Nova.
Que pense l’Église de l’IA et que peut apporter la tradition biblique aux débats actuels ? Nous avons posé la question à Étienne de Rocquigny, mathématicien et fondateur du cabinet de conseil Blaise Pascal Advisors qui accompagne le secteur des nouvelles technologies (aussi baptisé « la tech »). Il préside aussi le think tank Espérance et algorithmes, croisant entrepreneurs, investisseurs, scientifiques, philosophes et théologiens, qui vise à faire réfléchir les entreprises de la tech au bien commun. Il est l’auteur du Sens de l’IA à l’école de Pascal entrepreneur (Boleine, 2023).
En quoi la note du Vatican, Antiqua et Nova, publiée le 28 janvier 2025, vous interpelle-t-elle en tant quʼentrepreneur, scientifique et catholique ?
Ce texte va plus loin que les précédentes publications du pape sur lʼIA dans sa réflexionanthropologique sur lʼintelligence humaine.Au fond, le défi que nous pose lʼIA est dʼabord et avanttout un défi spirituel. Lʼintelligence artificielle nous provoque et nous oblige à penser ce quʼest la personne humaine dʼune manière intégrale.
Cʼest-à-dire ?
La Tradition biblique nous enseigne, à lʼinstar de saint Thomas dʼAquin, que notre intelligence ne sʼarrête pas au calcul mais comprend deux concepts complémentaires de « raison» (ratio) et dʼ« intellect » (intellectus). Pascal parlait, lui, du cœur et de la raison. La tentation pourrait être de nous réduire à un superordinateur biologique, une version très avancée et efficace dʼun réseau de neurones artificiels, nous rendant extrêmement performants simplement du fait de lʼévolution.
Cʼest une posture métaphysique qui consiste à réduire la réalité à la matière(postulat scientifiquement non démontrable, comme le remarquait le philosophe des sciences, Karl Popper).Mais la profondeur anthropologique unique de la Bible nous suggère que nous ne pouvons pas en rester là pour penser la personne humaine.
Face à la machine, quʼest-ce qui caractérise fondamentalement lʼêtre humain ?
Au-delà de sa dimension intégrale, corps, âme et esprit, lʼautre caractéristique est que nous sommes créés libres à lʼimage de Dieu. On a coutume de dire que le libre arbitre rend égales chaque personne humaine. La liberté est donc une composante fondamentale de la dignité de la personne humaine. Toute la Tradition biblique pense la liberté comme un élément décisif de ce qui fait la responsabilité morale de la personne humaine.
Cʼest essentiel dans la relation de lʼhomme à lʼIA. Cʼest ce quʼexplique ainsi Antiquaet Nova : « Entre une machine et un être humain, seul ce dernier est véritablement un agent moral, un sujet de responsabilité morale qui exerce sa libertédans ses décisions et en accepte les conséquences. » Cʼestà travers cette liberté que lʼêtre humain est appelé à aimer, en relation avec Dieu et avec lʼautre.
Quels sont les points de vigilance absolue que définissent lʼÉglise et la Tradition biblique?
Le texte détaille les dangers sérieux que représente lʼIA concernant la « désinformation, les deepfakes (hypertrucages,ndlr) et les abus ». Mais il pourrait aller plus loin. La tentation aujourdʼhui, dans la régulation de lʼIA, de mettre en place une discrimination a priori des contenus, à travers une forme de censure, est un risque colossal. Cette tentation sʼoppose à la vocation chrétienne de la quête de la vérité. De ce point de vue-là, il faut se battre pour la liberté dʼopinion et de consciences.
Par ailleurs, si la préservation de la liberté et du libre arbitre est un élément décisif de la relation de lʼhomme à la machine, cela implique de penser le droit et lʼéconomie de lʼIA pour préserver cette liberté. Comme actée dans la doctrine sociale de lʼÉglise, la liberté de la concurrence est un élément insuffisant mais nécessaire de la recherche du bien commun. Il faudrait avoir une attitude extrêmement proactive en matière dʼantitrust afin de rompre les grands monopoles technologiques qui, aujourdʼhui, ont la maîtrise de lʼIA.
Face à cette tentationdu monopole, que peuvent les chrétiens ?
Si le pape lʼa déjà abordé dansdʼautres contextes, il manque selon moi dans la note du Vatican la question delʼentrepreneuriat qui est fondamentale. LʼIA est une aventure entrepreneuriale.Qui sont les gens qui ont fait lʼIA si ce nʼest des entrepreneurs ? Il devraity avoir un appel de lʼÉglise à ce quʼily ait des vocationschrétiennes entrepreneuriales dans ce domaine.
Nous ne pouvonspas nous plaindreque lʼIA ne suive pas la doctrinesociale de lʼÉglisesi les chrétiens ne rentrent pas dans le match et pas seulement pour critiquer les initiatives existantes. Si lʼÉglise veut inspirer les consciences, il faut quʼelleoccupe ce terrain.
Peut-on imaginerdes manières concrètes dont lʼÉglise pourraitsʼemparer de lʼIA dans le futur ? Faceà un manque de bénévoles en paroisse par exemple, il pourrait être tentant de mettre de lʼIAdans lʼaccueil ou dans le champ de la charité…
Il sʼagit dʼavoir une lecture très exigeante de la manière dont lʼIA peut servir le bien commun. Cʼest un point important évoqué dans le document Antiqua et Nova : nous sommes appelés à élever les relations humaines et non pas à les asservir. Et il y a beaucoup de choses à faire pour élever les relations. Des exemples concrets montrent que lʼon peut mieux accueillir, en utilisant lʼefficacité de lʼIA pour faciliter le fait que des personnes isolées aient de la visite, que des parents âgés à domicile puissent échanger avec leurs proches…
Quid de lʼutilisation de lʼIA dans lʼécriture dʼhomélie pour les prêtres, par exemple ?
Une IA peut tout à fait composer une homélie brillante, augustinienne, en reprenant le style de Bernanos, sur la présence réelle, alors quʼil faudrait à un humain quelques années de théologie avant de pouvoir faire de même ! Mais est-ce cela une bonne homélie ? Je pense justement que les facilités que lʼIA nous offre en matière de pédagogie et de mise en forme doivent amener les chrétiens vers une réflexion de fond. Sur la question précise de lʼhomélie, rien ne remplacera par exemple la préparation intérieure, le mûrissement des textes et enfin la dimension de témoignage dont une IA nʼest pas capable.
Sommes-nous face à un changement de civilisation ?
Cʼest à la fois nouveau et pas si nouveau si lʼon considère la transformation de la société moderne puis postmoderne. Ce que lʼon est en train de vivre avec lʼIA peut être vu comme le dernier avatar de la modernité technocratique. Dʼautres pensent quʼelle ouvre une promesse quasi messianique, une société idéale ou les injustices disparaîtraient. Mais pour les chrétiens, avec ou sans IA, le cahier des charges reste le même : savoir utiliser des talents donnés par Dieu pour être de bons serviteurs. Si lʼIA peut nous y aider, tant mieux !